60.

Caitlin Dillon et Carroll étaient assis sur un vieux canapé à fleurs dans l’appartement de ce dernier, à Manhattan.

Ils attendaient toujours que Green Band daigne se manifester. Il n’y avait rien d’autre à faire qu’attendre.

— Il faut vraiment que j’aille me coucher, murmura Caitlin d’une voix ensommeillée. (Elle se pencha en avant et embrassa Carroll sur le front.) J’aimerais dormir au moins quelques heures.

Carroll approcha sa montre de son visage.

— Quelle rabat-joie ! T’as vraiment aucun sens de l’aventure. Il n’est même pas onze heures du soir !

— Chez moi dans l’Ohio, les gens se mettent au lit à neuf heures et demie, dix heures. Le restaurant de l’Holiday Inn de Lima est complet à six heures et demie et ferme à huit heures dernier carat.

— Oui, mais tu es une New-Yorkaise confirmée, maintenant. Ici, en semaine, on fait la fête jusqu’à deux ou trois heures du matin…

Caitlin l’embrassa de nouveau, mettant ainsi un terme à ses taquineries. Carroll se sentait incroyablement bien avec elle et il s’en émerveillait. Voir une personne qu’on aime être à deux doigts de se faire tuer devait sans doute accélérer le processus d’attachement.

— Il y a quelque chose qui ne va pas ? Tu as l’air triste. Tu peux m’en parler… l’invita-t-elle.

Elle scrutait le visage de Carroll, cherchant à deviner ce qu’il ressentait, à comprendre qui il était vraiment.

— Je ne suis pas tout à fait prêt à aller me coucher. C’est sans doute dû au surmenage. Vas-y. Je ne vais pas tarder à te rejoindre.

Caitlin se baissa davantage et lui donna un autre baiser. Elle sentait si bon. Et elle avait les lèvres les plus douces qui soient.

— Tu veux que je reste avec toi ? demanda-t-elle à voix basse.

Carroll secoua la tête.

Elle quitta le salon, emmitouflée dans une couverture.

Carroll se leva du canapé. Il se mit à faire les cent pas devant les baies vitrées. Il éprouvait une étrange sensation. Son corps était comme électrisé, en ébullition.

Il fouilla dans un vieux coffre qu’il avait acheté chez un antiquaire de Pennsylvanie, de nombreuses années auparavant. Son esprit vagabondait dans des endroits étranges, des saisons bizarres… Il se demanda si Caitlin aimait les enfants… Il y avait quelque chose qu’il voulait faire. Pas la pire chose qu’il pouvait faire, compte tenu des circonstances. La pire des pires. C’était la date anniversaire. Nora était morte trois ans plus tôt, jour pour jour. Un 14 décembre.

Canoll rassembla d’abord de vieilles photos, qu’il trouva pour la plupart sur l’étagère du bas encombrée d’une bibliothèque vitrée.

Ensuite, il plaça un fauteuil en osier juste à côté de l’une des baies donnant sur le fleuve et les lumières de Riverside Drive.

Il regarda fixement le West Side Highway en contrebas et le Boat Basin, si paisible.

Il laissa le présent se brouiller et devenir flou. Il se releva.

Il choisit trois cassettes dans les piles disposées de part et d’autre de la chaîne stéréo. La première était l’album 52nd Street, sur la pochette duquel Billy Joël tenait timidement une trompette. La deuxième s’intitulait I Believe in Love, d’un certain Don Williams. De la musique country classique. Et la dernière était Guilty, de Barbra Streisand et Bany Gibbs.

Carroll alluma la chaîne et les enceintes se mirent immédiatement à ronfler. Il sentait le courant vibrer jusque dans la plante de ses pieds nus. Il baissa considérablement le volume.

Il n’avait jamais été fan de Barbra Streisand, mais il y avait deux chansons qu’il avait envie d’écouter, sur cet album : Woman in Love et Promises. Dehors, un camion passa en grondant sur Riverside Drive.

Il gardait une vieille photo de Nora, tout en bas de la bibliothèque. Il la prit, la posa sur l’accoudoir du canapé. Pendant un long moment, il regarda pensivement Nora, assise dans un fauteuil roulant de l’hôpital. La douleur que Carroll éprouvait était aussi aiguë que si elle avait disparu la veille.

Il se rappelait précisément quand le cliché avait été pris. Après l’opération. Après que les médecins eurent échoué à extraire la tumeur maligne.

Sur cette photo, Nora portait une robe d’été jaune à fleurs toute simple et un gilet bleu. Elle était chaussée d’extravagantes baskets montantes, qui, dans l’esprit de tous ceux qui l’avaient aimée, étaient restées associées à l’époque de son cancer.

Elle avait un sourire radieux, sur la photo. Pour autant qu’il s’en souvînt, elle n’avait jamais complètement craqué pendant sa maladie ; elle ne s’était jamais apitoyée sur son sort. Elle avait trente et un ans lorsque la tumeur avait été décelée. Elle s’était vue perdre ses cheveux blonds au long des séances de chimiothérapie. Puis elle avait dû s’habituer à vivre dans un fauteuil roulant. D’une façon ou d’une autre, Nora avait accepté le fait qu’elle ne verrait pas ses enfants grandir et qu’elle ne vivrait pas non plus tout ce dont ils avaient pu rêver pour eux deux, ni tout ce qui leur avait toujours semblé acquis.

Pourquoi ne réussissait-il pas à accepter enfin sa disparition ?

Pourquoi ne réussissait-il pas à accepter la vie telle qu’elle était supposée être ?

Arch Carroll cessa de réfléchir et s’immergea dans la voix de Barbra Streisand.

La chanson Promises lui rappela la période où il rendait chaque soir visite à Nora, au New York Hospital. En sortant de l’hôpital, il dînait au Galahanty’s Bar, un peu plus haut sur la Première Avenue. Un hamburger, des frites molles, une bière pression au goût insipide. Cela avait marqué le début de ses abus de boisson.

Les deux chansons de Streisand passaient alors très souvent, sur le juke-box du Galahanty’s.

Lorsqu’il était assis au bar, il avait toujours envie de retourner là-haut – à onze heures du soir – pour discuter encore un tout petit peu avec elle ; pour dormir avec elle ; pour la prendre dans ses bras et la protéger de la nuit qui envahissait sa chambre d’hôpital. Pour profiter au maximum de chaque instant qu’ils pouvaient encore passer ensemble…

Des larmes coulaient lentement sur ses joues. La douleur en lui était comme une colonne de pierre s’élevant de sa poitrine jusqu’à son front. Il n’éprouvait pas cette tristesse, ce chagrin inconsolable, pour lui-même mais pour Nora : ce qui lui était arrivé était tellement injuste.

Carroll se recroquevilla et serra ardemment ses bras autour de son torse.

Quand ce sentiment s’effacerait-il ? Les trois années qui venaient de s’écouler avaient été insoutenables. Quand cela allait-il enfin s’arrêter ?

Pendant ce temps, Caitlin se tenait, immobile et muette, dans le couloir plongé dans l’obscurité.

Elle ne parvenait pas à respirer, elle ne parvenait même pas à déglutir. Elle était sortie de la chambre parce qu’elle avait entendu du bruit. De lointains accords musicaux…

Elle avait trouvé Carroll ainsi. Si triste à voir.

Elle retourna lentement dans la chambre. Elle se pelotonna sous les couvertures et les draps encore empreints de la chaleur de son corps.

Allongée là, seule, Caitlin se mordit la lèvre inférieure. Elle comprenait à présent tellement mieux Carroll et elle l’en aimait davantage encore – il avait suffi de cet instant. Peut-être comprenait-elle plus de choses qu’elle ne l’aurait toutefois souhaité.

Elle avait envie de le prendre dans ses bras, mais elle avait peur d’aller le lui proposer. Caitlin craignait de l’importuner.

Elle ne savait pas depuis combien de temps elle se trouvait seule dans la grande chambre silencieuse avec vue sur le fleuve quand le téléphone sur la table de nuit sonna.

Trois heures trente.

Carroll ne décrocha pas, dans l’autre pièce. Où était-il passé ?

Caitlin s’empara du combiné.

Avant qu’elle ait pu dire le moindre mot, elle entendit une voix d’homme surexcitée à l’autre bout du fil :

— Navré de te réveiller, Arch. C’est Walter Trentkamp. Je suis au 13. La Bourse de Sydney vient d’ouvrir. C’est la panique totale ! Tu ferais bien de t’amener illico. Tout va s’effondrer !

Vendredi Noir
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